la tuile
Il ne devait pas être bien vieux le Claude,
vu la taille de sa main.
C’est vrai que la terre au four se rétracte, mais quand même, si je prends en exemple la trace que j’ai laissée à 6 ans sur l’argile de l’école primaire, le Claude ne devait pas être beaucoup plus vieux.
Ou peut-être s’agit-il d’une Claude ce qui changerait un peu la donne. La moyenne de l’empan de la main étant plus petite chez les femmes que chez les hommes. Peut-être qu’enfant il (elle) travaillait dans la tuilerie ? Pourtant l’écriture du nom parait bien être celle d’un adulte. Il semble y avoir un décalage entre l’hésitation du trait du pourtour de la main et la précision de l’écriture du nom
Quand nous voyagions au Vietnam et au Laos, nous visitions toujours les tuileries et briqueteries locales. Bien souvent après la visite nous réalisions ne pas avoir croisé d’adultes. Seuls les enfants travaillaient à la terre. Ils moulaient, portaient les briques à sécher et remplissaient les fours. Les adultes venaient (peut-être) pour les cuissons ? Il n’était pas rare de voir les enfants-ouvriers garder tout en travaillant, leurs petits frères et sœurs qui jouaient dans les tas de terre. Les tuileries françaises du début du XXème siècle devaient bien ressembler à ça aussi. La première loi sur le travail des enfants en 1841 fixait l’âge minimum d’embauche à 8 ans pour des journées de huit heures.
Cette tuile vient de Pressy sous Dondin en bourgogne. C’est en tout cas là qu’elle m’a été offerte. Trouvée dans un tas de tuiles démontées… Il fallait bien sûr la chercher pour la trouver. Il fallait avoir la curiosité des orpailleurs pour fouiller le tas persuadé qu’un trésor s’y cachait. Il fallait avoir les yeux entrainés car beaucoup auraient laissé passer ça pensant qu’il s’agissait juste d’une bêtise d’un gamin profitant de l’inattention du patron pour marquer son nom comme on a pu le graver avec la pointe du compas sur le bureau de l’école. La tradition faisait des fois dédicacer des tuiles ou simplement y graver le décompte des produits moulés dans la journée pour assurer la comptabilité des salaires. Les traces de la main laissées sur la terre sont bien souvent accidentelles. Rarement on y trouve l’image assumée de la main ouvrière.
Il s’agit bien de ça pourtant : marquer, laisser trace, avec fierté.
Dire que oui, moi, Duclaix Claude, j’ai fait cette tuile comme j’ai su faire toutes les autres avec la même attention et le même savoir acquis de tuile en tuile. De gestes répétés à l’infini dans un total anonymat, qui là d’un coup s’éclaire au jour. Je grave le pourtour de ma main comme des milliers d’autres ont pu le faire sur les parois des cavernes, sur les bureaux d’écoles et dans les bétons frais. Et j’inscris pour toujours mon nom dans la terre : Duclaix Claude.
Tuilier parmi les tuiliers, planqué quelque part sur le toit à l’envers de la tuile, à l’abri des pluies, la main recouvrant la maison, je veille à jamais sur votre famille.