Coralie Courbet : L'origine d'un autre monde

« Deux forces règnent sur l‘univers : lumière et pesanteur »
Simone Weil « La pesanteur et la grâce »

La promenade est rituelle : passer d'abord par la forêt, s'immerger dans le silence avant de parler. On marche sur le chemin qui invariablement nous ramène à l'atelier, passe par la vallée et frôle la serre. L'odeur du soleil sur les frondaisons épaisses, le bruit du vent et la vue au loin sur le Sancy. Le cadre est placé installant le calme nécessaire au travail. L’atelier n’est pas grand : construction rustique incluse dans le paysage granitique. L’espace est restreint et … plein. On y sent la terre et le feu du poêle constamment allumé. On s’y sent à l’abri, protégé. Saisi par la quantité de travail qui y règne. Les pièces (certaines terminées, d’autres en devenir) s’y côtoient serrées les unes contre les autres, créant par la multitude un univers singulier, lourd et grave. Loin de la minauderie Coralie Courbet travaille dans une confrontation physique nécessaire. Elle prend la terre à bras le corps et crée les pièces en force et en puissance. Ses sculptures naissent des mains et des bras, elles naissent du muscle, et du geste. Sans projet, sans concept préétabli. Éclairée par la lumière des grandes sœurs (Claude Cahun, Eva Hesse et Louise Bourgeois), elle avance sans d’autre revendication que la liberté de faire.… et elle fait! Elle met en place des situations, tente des rapprochements, risque des expériences. Elle essaye et construit, improvisant des volumes inattendus. La sculpture de terre est un art de l’instant : il faut saisir la forme qui apparaît et s’en emparer avant qu’elle ne change et ne reparte vers d’autres propositions. Les gestes sont basiques, presque enfantins : saisir la terre, la malaxer, empiler les blocs et modeler quelques éléments qui apporteront un peu de légèreté, un peu de sourire parfois devant l’incongruité de la forme apparue. Pas de place au vide, tout est serré à la force des bras. Les masses souples se collent les unes aux autres, s'accumulent et définissent des tas … conglomérats lourds du poids du monde, emprunts de la densité de nos secrètes tragédies. Aucune narration qui pourrait nous détourner de la gravité, aucune figuration. La terre se montre en masses, trous et boudins, en formes affalées peu glorieuses mais considérablement présentes. Compositions denses où l’on devine la présence des paumes. Difficile de parler de l’informe tant la forme est présente sous des dehors jusqu’alors inconnus. Des formes intérieures pour une fois mises au jour ? Des formes habituellement cachées, ou simplement la preuve minérale de l’insouciance des montagnes. Çà et là apparaissent les traces laissées de l’empreinte d’un mur, de quelques morceaux de bois qui servirent de support… Présence du réel dans un univers où l’abstraction semble être la règle.

Le choix des couleurs nous rapproche pourtant d’un monde plus organique. L’émail est fouillé et d’une complexe polychromie. Verts, roses et rouges dominants, des surfaces parfois satinées et parfois sèches. Jaunes, bleus et oranges, des émaux dégueulant des orifices comme des sphincters osseux. Des larves de roches recouvrant les blocs de langues épaisses qui laissent apparaître quelques champs de terre sèche. Cet autre monde n’a pas de limites dans les règnes qui le constituent et l’on passe sans même le voir de la permanence des pierres, à l’image d’un possible univers organique figé. Les sculptures en font la transition comme il en est des fossiles autrefois vivants et mous. Loin du bon goût, les couleurs se chevauchent, se fondent et se répondent. Loin des attentes, elles nous cueillent et nous surprennent au point qu’il faille pour beaucoup les dompter avant de les voir vraiment. Il n’est pas question de décor, mais bien d’essayer de magnifier les ombres, d’essayer d’approfondir les sensations perçues lors du premier défournement, quand seule la terre est présente. C’est à ce moment que se jouent les décisions. A ce moment que la vision se précise, d’une œuvre plus déterminée. Il faut alors cuire et recuire après avoir noté précisément ce qui constituera l’histoire de la pièce, en assumer les possibles déroutes. Comprendre ce qui rend l’acte nécessaire pour, à tout prix, éviter l’anecdote.
Coralie Courbet parle peu. Comme si la terre suffisait, comme s’il n’y avait rien d’autre à ajouter qu’un peu de silence, un peu de temps à consacrer aux pièces pour en saisir toute l’épaisseur. Comme s’il fallait surtout ne rien expliquer pour ne pas risquer de nous entrainer dans une lecture qui ne nous appartiendrait pas. Une buche dans le poêle, un peu d’eau pour les plantes, elle vaque pudiquement à ses occupations nous laissant tout le temps de regarder. Nous laissant découvrir seuls, l’ampleur du chantier.

Rien ne se construit ici sans une absolue fidélité au lieu et à la pratique. Tous les jours elle travaille, tous les jours elle vient à l’atelier et tente de construire un monde dans lequel elle pourrait vivre, un monde lourd et sans emphase. Un monde où les formes et les couleurs s’épanouiraient sans jugement, juste pour ce qu’elles sont : le miroir d’un jour éclairant la vallée, avant que les reflets du Sancy ne disparaissent dans les dernières lumières.

PG 2018