De la couleur

De la couleur
texte écrit pour le catalogue de l’éxposition « l’aventure de la couleur » cité de la céramique Sèvres 2017

Au commencement il y eut les céramiques du Pré d’Auge: les verts lancés à grandes louchées sur le rose de la terre cuite. Les vernis verts de cuivre, irisés de métal parfois, et tendres à pouvoir être rayés… des verts si simples, si banals, et pourtant riches d’une profondeur et d’une brillance si particulière. Très vite, j’ai choisi l’option des cuissons à basse température. Les couleurs franches, la beauté du plomb fondu, brillant comme l’eau. La céramique doit être affaire de couleurs, sinon elle retourne à la géologie des minéraux, dans ses tons ternes éteints et lourds, dans sa solidité si prétentieuse, tandis que l’on s ‘effrite au temps qui court. La couleur révèle les fragilités de notre image et la céramique alors, se fait plus humaine.
Rendre compte des lumières du monde, évoquer d’une pointe d’émail la couleur entrevue un matin de printemps … premières fleurs et premières poussées de l’herbe … - vert tendre, et blanc-rosé des cardamines. Enumérer toutes les couleurs que j’ai pu voir et qui, à jamais, fondent ma propre réserve, mon magasin privé. Echantillons d’un inventaire chromatique dont je pourrais millésimer chaque extrait.
- Les variations du rouge écarlate au blanc nacré, des coquelicots que Catherine repique inlassablement.
- Le gris bleuté de la mer certains jours d’hiver, le gris infini qui passe de l’eau au ciel, sans limite.
- Les harmonies roses et grises des peintures de Guston au MOMA. Aussi présentes à mes yeux que les yellow cabs.
- Les verts foncés des bols des potiers de Tamegroute, au sud du Maroc. Les émaux qui coulaient sur les pieds des pièces … vite posés, pour répondre aux besoins. Le vert de cuivre retrouvé par la suite au musée de Xi‘An.
- Le jaune « jaune d’œuf » du cœur des marguerites, cerné par le blanc des pétales au bout des lignes incertaines des tiges toujours tordues.
- Le voile bleu pourpre des champs de lin en fleurs… in-photographiable. Juste après le jaune des colzas qui transforme la plaine en monochromes géants.
- Le safran des robes des moines de Luang Prabang tous les matins, tous les jours.
C’est pourtant l’incertitude qui me pousse. L’incertitude d’une couleur posée plus ou moins en aveugle et qui se révèlera une fois cuite … des fois, proche du rêve qui me fit la choisir et des fois si loin qu’il me faudra du temps pour savoir l’accepter. La couleur me dépasse. Elle prend des libertés que je n’imaginais.
- Les céladons de la crête des vagues, juste avant qu’elles ne déferlent … quand la lumière les traverse, laissant apparaitre toute la gamme de ces silencieux émaux. On en a beaucoup parlé avec Haguiko lors d’une promenade au bord de la mer. Je me rappelais alors ce céladon jaune de Shimizu Uichi vu à Paris.
- Le bleu indigo des vêtements déteignant sur la poitrine foncée des femmes H’mong au fond de l’autobus.
- L’Atelier Rouge de Matisse : d’une peinture qui apparaît comme un projet d’installation.
- Le gris de la Marne virant au noir les jours de mauvais temps et le barrage qui moussait blanc près de la maison où j’ai grandit.
- Les oranges du minium dans l’atelier d’émaillage.
- Le sang des agneaux sur le pavé de la grange … écarlate! et les violines transparents de la tripe encore chaude.
- Les grands papiers bleus de Hodgkin à la Tate galerie.
- Le blanc de la neige à Lousbenis recouvrant les verts sombres des montagnes. Le vert si présent et si complexe dans la campagne autour de l’atelier … changeant à chaque heure, à chaque plante, à chaque regard. Il faudrait des heures pour en parler, pour parler des nuances de prairies et d’émeraudes.
- Jaunes et Oranges lumineux des escholtzias au mois de juin.
- Le noir de la peau d’Elisabeth … si noire, si foncée.
- Le doré des élytres des cétoines ravivant à mes yeux, le bleu de cuivre des scarabées égyptiens.
- Le bleu sombre des champs de poireaux.
Je veux juste rendre compte de tous ces frémissements, de tous ces étonnements, et quitter très vite la solennité d’un art trop sérieux pour jouer enfin avec tout ça. Tenter des rapprochements, friser les visions improbables.
- Les accords rouges, jaunes et verts de Twombly.
Poser les couleurs. Les déposer et les reprendre par la géographie. Jaune de Naples, bleu San Francisco, rouge Bordeaux, vert Andalou, vert Anglais, rouge Bombay, bleu Bermudes … aller vers les outremers et retrouver le rouge sombre des briques, passé la Seine
Regarder encore le orange du ventre des salamandres.
Les à-côtés, les juxtapositions. Rien n’est alors interdit … surtout pas le mauvais goût, les soi-disant « fautes de goût » ! C’est en cela qu’il faut casser les académismes. Ne pas craindre les dissonances et privilégier le sens à une quelconque harmonie définit par la paresse du regard.
- Les bleus de Camille morte, au musée d’Orsay. Le jaune du christ de Gauguin.
Poser l’émail sans fioriture, sans repentir et sans manières non plus. D’un geste vivant, pré-vu qui se verra changer de course par la simple mise en mouvement du bras. C’est le corps qui dirige. Le corps et l’outil, le corps et le visqueux de l’émail qui oblige à rattraper ce qui tombe du pinceau. Il faut revoir les Cobras, revoir Fontana. Et revoir encore, c’est sûr, les poteries du Pré d’Auge.
En acceptant les gouttes et les débordements, la sculpture devient alors son propre atelier, son propre espace d’élaboration. Toutes les traces y restent inscrites et se superposent créant la complexité de variations nouvelles. Les engobes et les émaux s’entremêlent, et nous proposent une autre lecture des volumes modelés… une autre version, une autre vision. Celle du cuit, du trans-formé par la couleur.
Arriverai-je à les voir toutes ? Arriverai-je seulement à les imaginer ?

PG 2017