Escale à Montréal
Toutes nos œuvres nous ressemblent. Toutes, nous montrent tels que nous sommes… Le travail de Claude Prairie n’échappe pas à la règle. Discret, silencieux, à l’image de son auteure il s’impose dans le paysage de la sculpture céramique Québécoise.
De pièce en pièce Claude Prairie fait naître l’image d’un monde d’une apparente simplicité qui se révèle, à qui prend le temps de regarder vraiment, d’une complexité sourde et sans emphase. Pas d’idées, pas de discours bavard, pas de commentaire, juste la mise en forme d’une pensée engagée dans un combat sans merci contre le paraître, contre la facilité de l’image brillante et lisse. Elle construit d’acte en acte une sculpture intuitive et non-spectaculaire qui ne défend rien d’autre que la liberté de faire et nous emmène dans le silence de la contemplation d’un monde très intime.
Tout commence au laboratoire. Tout démarre toujours par les tests de couleurs et de matières. La peau entraîne la nécessité de la forme. La peau tendue sur le vide constitutif des volumes, mettant en évidence l’origine des choses : la fidélité à la pratique de la poterie. Présence de l’histoire, et résonance. Les pièces sont creuses, manipulables. Massives et légères à la fois. Toutes contenantes mais avec ce presque rien qui décale l’intention apportant la poésie nécessaire à la lecture méditative de l’objet. L’utilitaire n’est jamais loin. Il en reste le souvenir, mais tout objet produit ici est d’abord objet de pensée.
Claude parle peu de son travail, attentive à la précision des mots employés. Consciente que faire de la sculpture, c’est faire ce qu’on ne peut pas dire et laisser place au temps des rêves. L’atelier est basique : un four, une table et quelques outils, un profil de pièce pour préciser l’échelle. La table est importante, car dessus seront faits les colombins qui construiront les œuvres ; réminiscence d’une pratique millénaire, exercice de concentration d’une lenteur absolue, pendant lequel tout s’accorde pour laisser place à la divagation, à l’errance de la pensée dans une suite de gestes répétés presque mécaniquement. La main dirige et tout doit toujours se voir des gestes utilisés. Des caresses prodiguées à la matière complice. Le travail, s’il est appliqué, ne se veut pas rigoureux. Les colombins sont faits de manière un peu approximative et cassent ainsi la rigidité des volumes. Une fois posé, le boudin de terre est affiné, pincé et re-pincé jusqu’à l’épaisseur voulue, créant une densité spécifique au matériau, par la simple action des doigts. Les traces laissées servent la vibration des formes. L’à peu près d’une lèvre qui s’offre à l’espace. L’infime sinuosité d’une ligne qui apparaît pourtant droite. Ce sont toujours ces détails qui rendent les choses vivantes, humaines au point qu’elles nous touchent. Qu’elles nous renvoient à nos propres incertitudes. Les formes mises en œuvre semblent provenir d’une vision. Un projet qui se précise lors de sa réalisation… faire est toujours une aventure et la maquette en papier, quand il y en a, ne sert qu’à définir un peu plus encore, la finesse de la matière en jeu. Il en résulte des formes d’une géométrie imparfaite. Une présence concrète jamais figées, à la limite d’un déséquilibre imperceptible qui les ferait basculer et pourtant elles tiennent, elles restent… et nous attrapent. Le vocabulaire reste simple : cubes, cônes, cylindres sont les points de départ qui rendent les objets familiers, reconnaissables. Leur fragilité est à peine montrée, juste pour contrer la sensation de grande pérennité propre aux objets de grès.
Cuites une première fois, les œuvres sont ensuite émaillés. II serait plus juste de parler de revêtement plutôt que de glaçures tant le résultat est complexe. On pense à Robert Ryman et à Lucie RYE, on pense à toutes les croutes de terre croisées dans les campagnes. Des histoires stratifiées nuancées, travaillées par le feu, transformées jusqu’à parfaire la forme. L’accumulation, l‘agrégation constituera l’histoire de la couleur dans une évocation de l’épaisseur du monde. Le projet avance et se précise de cuissons en cuissons. Couche par couche dans une lente et appliquée répétition. Comme elle le faisait déjà en posant l’encaustique des pièces anciennes. Il faut faire et refaire. Il faut faire et regarder. Il faut surtout regarder car les décisions sont à prendre de continuer, de recouvrir ou d’arrêter là, la pièce en cours. Il faut encore regarder et la notion de défaut disparaît au bénéfice d’une aventure vécue des yeux. Toutes les matières sont belles à qui sait les voir, toutes sont riches de leurs histoires et nous montrent le monde tel qu’il est. La carapace des formes, la craie des coquillages, les enduits des murs desquamés… les images nous envahissent au regard des œuvres. Il n’est pourtant pas question de réussite technique, et la pratique, ici, doit tout à l’empirisme. Engobe sur émail et émail sur engobe, on a le droit de tout faire pour parvenir avec précision au résultat rêvé. La couleur rompue, jamais criarde, se montre en silence qui nous oblige à prendre le temps pour que, petit à petit, les détails se livrent à nos yeux. L’apparition des brumes sur le fer rouge, les cratères roses boursoufflés, les bleus lumineux étendus sur les traces de doigts. Le regard d’abord puis le toucher sont nécessaires à la lecture de cet univers construit avec obstination. Le temps, toujours, pour que l’on s’imprègne de cet épiderme pariétal. Car rien ne se livre de suite. Il faut s’y consacrer.
Comme on le faisait des séries de poteries, Claude Prairie travaille souvent plusieurs pièces de concert … petits ensembles ou couples d’œuvres. Les sculptures -semblables mais pas identiques me dit-elle- côte à côte se frôlent, s’observent, créant entre elles un négatif des formes. Un espace qui répond au vide contenu. Les masses irradient au-delà de leur physicalité. Si bien qu’on ne sait plus ce qui est le plus lourd du vide ou de la terre. Je revois alors les peintures de Georgio Morandi, les vibrations de l’entre-deux, les couleurs de l’air. Les ondes influentes qui précisent les lignes des volumes, redonnant à chacun une existence matérielle… la présence existentielle de la Sculpture.
Le silence, le presque rien, l’indicible, l’incertitude, l’infime et la fragilité sont les réels sujets de ce travail sans concessions au bruit des hommes. Il faut bien, un peu, réparer le monde. Il faut bien de temps en temps y ramener un peu de douceur et prendre la distance nécessaire à l’observation. Le travail de Claude Prairie nous y oblige et je le sais toujours présent, à chacun de mes voyages à Montréal. Quelques pièces que j’ai plaisir à voir à chaque visite, et que je collectionne en mémoire, comme des bon-points que j’aurais gagnés pour avoir passé l’océan.
P.G. septembre 2019