Homo connectus
Homo connectus
28 janvier 2014
Il se lève de sa chaise me montrant ainsi toute l’importance du geste à venir. Un peu de bave, les yeux qui pleurent et les mots qui ne peuvent sortir (j'imagine qu'ils ne sortent plus depuis longtemps). Le regard un peu exorbité est chargé d’une émotion incontrôlable qu’il ne cache pas. On se serre la main … les yeux dans les yeux … suffisamment de temps pour que la terre s'imprègne de cet évènement. Quelques borborygmes et un fort tremblement me disent qu’il y a longtemps certainement qu’il ne s’est pas trouvé dans un rapport d’égalité … entre hommes … juste à se serrer la main pour se reconnaître. Pour se dire qu’au-delà de toute l’histoire, nous nous serons simplement croisés, et nous nous serons un instant, considérés comme étant du même monde.
Je viens de vivre cette expérience d’une puissance inouïe, dans un hôpital où je recommençais une série des poignées de mains, à la demande de François Epiard … Il avait pressenti toute la force que pourrait avoir cette action auprès de ces personnes ; et donc m’a demandé de me joindre à lui. J’en ressors bouleversé, mais sûr aussi de la justesse de ce travail.
Pourquoi ai-je arrêté un moment de faire ces collections ? Je sais aujourd’hui qu’il faut que je les reprenne.
septembre 2018
J’ai extrait ce texte de mon journal. J’avais écrit ces lignes alors que je sortais d’une expérience vécue avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. J’intervenais dans les services hospitaliers avec ma terre et mes chiffons collectant les traces de nos rencontres. Des poignées de mains. Pas de fil, pas d’ordinateur, pas d’électronique, juste un morceau de terre qui cristallise le passage des énergies. Juste nos mains et la terre. Nos mains et l’objet fabriqué qui permet la connexion rapide entre nous, les vivants et les morts : tous ceux qui nous entourent. J’écris ces lignes maintenant, une pierre dans la main gauche. Un biface rapporté du désert d’Israël et qui m’a été offert par mon ami jacques. Une pierre préhistorique fabriquée, taillée à la main. Je tiens la pierre et sens la main de celui qui la tailla. Le temps s’efface. Seule l’énergie mise dans le travail se perpétue et se transmet. Les objets fabriqués servent à ça. Il suffit de saisir un bol à deux mains pour le vivre, pour sentir la présence de l’auteur. Il suffit de prendre le pichet par l’anse pour retrouver les traces de la main qui le fila et comprendre ainsi qu’au-delà de l’éloignement géographique et au-delà du temps nous accédons aux sensations vécues par le fabriquant. Les objets sont transitionnels. Ils nous touchent dès que nous les touchons. Objets connectés, avez-vous donc une âme ? Ils nous parlent de leurs histoires comme ce biface peut nous parler des peaux qu’il a pu nettoyer des restes de chairs, des bois qu’il a cassé et des os qui ont pu être ainsi consommés. Tout est dans cette pierre : son histoire humaine, notre histoire et sa géologie. Les fusions et les compressions inimaginables, les refroidissements et les fractures qui l’ont amenée jusqu’à nous et qui construisent la complexité de sa forme qui répond encore parfaitement à notre main. L’histoire aussi de sa fabrication : les coups donnés suivant des angles parfaitement maitrisés pour arriver au tranchant désiré. On ne saura jamais si cette forme fut définie par projet pour s’adapter à la main et être ainsi facilement utilisée ou si elle provient logiquement des gestes qu’ils l’ont fabriqués. Une suite de gestes qui mène à la forme. Dans ce cas plus de design, pas de concept pré-établi, mais la nécessité d’une pratique qui construit par l’action la forme à venir. Une pratique répétée et affinée d’expérience en expérience. L’outil nait de la main et s’adresse directement à notre corps. La matière de celui-ci est si fine qu’on peut en lire tous les détails, tous les secrets rien qu’en le touchant. Il s’adresse à nos mains et ne transmet plus que nos émotions. On peut, en le portant à nos oreilles, comme on le ferait d’un coquillage, y entendre toutes nos histoires. On ne s’en servira plus qu’à ça d’ailleurs, car on pense avoir créer pour tout le reste, d’autres outils plus efficaces.
« N’oubliez pas que tout est fabriqué à la main » nous redisait Patrick bouchain à Roubaix. » Tout : les machines et même les ordinateurs ; il a fallu les faire, les monter, il a fallu usiner les pièces et là ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui s’y sont collés. Ce sont des mains de toutes tailles, de toutes les couleurs qui ont travaillé. Des humains, comme nous tous, qui sont derrière tout ça et c’est avec eux que l’on se connecte avant d’entrer dans les méandres des algorithmes, dès que l’on ouvre le couvercle de notre ordinateur. Bien sûr, la connexion avec les fabricants est maintenant plus distante, le seuil humain se trouve reculé car de plus en plus, les pièces sont fabriquées par des robots ... qu’il a aussi fallu construire bien entendu. Et maintenant, on tient son téléphone comme on tenait les bifaces : la main serrée sur le travail des autres. La main sur les mains. Celles qui ont travaillé et qui n’ont certainement pas gagné un millième de ce qu’il nous a fallu dépenser pour acquérir ce témoignage de nos capacités à faire .... Mais ceci est une autre histoire.
Biface, bol ou téléphone, L’objet ne fait pas que nous servir, il nous propulse dans l’univers de ceux qui l’ont fabriqué, dans le monde de ceux qui s’en sont servi, à lui seul il est matériel et réseau. A lui seul il témoigne de tout le maillage qui fait notre humanité.
Le dessein de l’œuvre d’art, en ça, est plus simple : elle ne sert pas, ne résout rien...elle transmet. Elle nous met en relation, nous connecte les uns aux autres. Elle interroge et émet des propositions. Nous renvoie à la grande histoire, nous rapproche de nos morts. Guston, Voulkos, Rodin : tous trainent à l’atelier. Gasiorowski, Kirkeby ils sont là et me parlent, susurrent, me rassurent et m’engueulent quand je m’écarte de mon chemin. Le dialogue est secret, nulle éclaboussure dans la poubelle des réseaux sociaux, aucun like malgré l’amour. Tout se fait en silence, Le temps disparait. Les vivants rasent aussi les murs : Anne, Coralie, Jacques et les autres, ils sont là, présents, planqués derrière les étagères, à guetter ce que je fais, à me donner le courage et les raisons de continuer. Je brûle un peu d’encens pour retrouver ma mère. Tout se passe entre eux et moi, entre vous et moi. La connexion est claire : 5/5. Des cinq doigts de ma main à vos cinq sens qui me reçoivent. Les synapses s’affairent, toute la peau émet et reçoit, le corps entier est connecté aux autres. Le corps est social. Il n’est pas de corps sans connexion, il n’est pas de pensée sans objets.
C’est pour ça qu’Anne nous convoque. Pour montrer à quel point les courants circulent au-delà du matériel, au-delà des systèmes qui devaient parait-il nous sauver ... alors sauvons nous vraiment et revenons aux pierres qui parlent. Quelques gravures, quelques empreintes dans la terre suffisent à nous relier, quelques actes partagés, quelques pièces faites ensemble. Le simple fait de faire ensemble nous rend fiers de nos rencontres.
Je me souviens de cet homme lors d’un travail à l’hôpital Psychiatrique de Caen, qui serrait la boue et la paille qui constituaient la pièce que nous allions présenter ... il serrait dans ses mains jointes cette matière molle pendant une demi-heure et me demandait de me glisser à l’instant dans ses empreintes encore chaudes de l’effort. J’obtempérais avec plaisir et c’était comme une vague qui me submergeait d’émotion. Sans limites tout m’arrivait en masse, de ses souffrances et de sa joie à travailler avec nous ... tout me percutait et rien n’était dit pourtant ; juste la chaleur de ses mains et toute l’énergie qu’il avait mis à tenir la boue. La chaleur humide de la matière d’une intimité à peine avouable. Il y avait dans ces gestes tous les secrets du monde. Sa vie entière à la conquête de la mienne et nous nous retrouvions une fois encore dans le silence … sachant qu’on ne pouvait dire plus que ce qui était passé
Cette énergie-là circule et circulera encore, même après dix mille ans.
Je reprends le biface et retrouve le début de l’histoire … le début de mon histoire quand je tentais de comprendre comment mes mains allaient pouvoir construire ma pensée. Le tout début de nos histoires quand nous cherchions encore les outils qui allaient nous permettre de prendre un peu de distance avec la nature. L’outil culture, l’outil sculpture. Qui façonnera notre cerveau au fil du temps jusqu’à le rendre capable d’intervenir sur les transferts d’énergies, construisant des machines intelligentes, des machines réfléchissantes. On s’y mire par orgueil pensant résoudre nos angoisses et on se perd sur la surface lisse des selfies. Quelle platitude, quelle solitude aussi ! Quand même, les autoportraits de Bacon et ceux de Rembrand portent bien plus de mystère. Ils nous réunissent autour de nos douleurs communes, et nous connectent au silence de nos abymes.
Homo connectus ; Nous sommes connectés les uns aux autres depuis la nuit des temps. Interdépendants, incapables de vivre à l’écart, incapables d’autonomie. Modelés de toutes nos relations, vivant avec les arbres et les poissons, respirant les étoiles, attaché à la terre que nous foulons autant qu’à celle que nous travaillons. Reliés par nos mains, nos yeux, nos oreilles. Par notre nez et notre bouche, autant que par notre sexe. Pièces détachées, d’un monde partagé, régies par des myriades de relations biologiques. Tout est à considérer en flux d’informations qui passent de l’un à l’autre : les gouts, les parfums, les sentiments… Nous ne pourrons jamais penser sans les pierres et les fleurs. Nous ne serons jamais seuls
Pas besoin finalement d’USB, pas besoin de machine, Juste de la disponibilité et de la mémoire… beaucoup, beaucoup, de mémoire.
Septembre 2018
PG 2018